Perspective du champ Gestaltiste

Le concept de champ en gestalt n’est pas une création des gestaltistes mais a été repris. En effet,  nous reviendrons d’abord sur les faits historiques de la théorie du champ avant de rentrer plus en détail sur ce concept. Puis, j’essaierai d’apporter quelques éclairages sur l’hypothèse d’une qualité de présence comme forme d’esthétique de la situation dans une dynamique de champ permettant de soutenir un processus de transformation thérapeutique.

  • L’histoire du concept de « champ » 

La première fois que ce concept est apparu, c’est dans les années 1840, en physique. En effet Maxwell et Faraday introduisirent ce concept pour parler du champ magnétique en indiquant : « l’espace où une condition particulière prévaut, tout particulièrement lorsqu’une force ou une influence agit, indépendamment des corps qui s’y trouvent ». 

Ce concept fut repris en psychologie par Kurt Lewin : « Un ensemble de faits coexistants, considérés comme indépendants les uns des autres, est appelé un champ (…) La psychologie doit prendre en compte l’espace de vie, incluant la personne et son environnement, comme un seul et même champ ». C’est un champ individuel unique, à un moment donné précis. 

Enfin, c’est Jan Smuts qui le premier envisage l’existence du champ : ”Le champ est la source de     L’Ecologie de l’univers. Vital à nos sociétés, respectueux, éducatif et créatif, pour chaque tous et toutes les âmes. Ce n’est pas une simple expression ou vue de l’esprit, mais une réalité.”   

C’est dans Gestalt Therapy (1951) que Perls, Hefferline et Goodman introduisent le concept du champ organisme/environnement. Ils entendaient que l’organisme et son environnement ne pouvaient être séparés, étant les parties d’une même unité, le champ holistique.

  • Les caractéristiques du champ gestaltiste

Malcolm Parlett a approfondi cette notion de champ en gestalt en introduisant cinq principes le caractérisant (British Gestalt Journal, 1991) :

  • Organisation : Toute chose est interconnectée et le sens provient de la situation dans son ensemble. Les propriétés des choses sont définies par une plus grande organisation, obéissant à un sens général.
  • Contemporanéité : Les passés et futurs psychologiques sont des parties simultanées d’un champ psychologique à un moment donné
  • Singularité : Chaque situation est unique, chaque ensemble de circonstances et chaque personne sont uniques
  • Le processus de changement : Le champ est un flux, chaque expérience est provisoire, nous ne pouvons pas avoir exactement la même expérience deux fois
  • Pertinence : Toute chose présente participe au champ général d’organisation et, est potentiellement significative, même si cela paraît sans importance.

Plus récemment, dans une interview, Malcolm Parlett parle plutôt de cinq dimensions dans la recherche d’une forme de pratique de champ pour créer les conditions expérientielles dans lesquelles la croissance personnelle peut advenir.

  • Passage du concept de « champ » à l’existence d’un champ, le champ phénoménique

Dans Psychopathology and atmospheres, (2019, p 47), Gianni francesetti parle d’un champ existant qu’il nomme le champ phénoménique. Il s’agit pour lui de “quelque chose qui existe, comme un horizon d’évènements, une dimension expérientielle d’où proviennent les sujets et soutient l’émergence de perceptions spécifiques ainsi que des phénomènes expérientiels”.

Il introduit cinq postulats à ce champ qui existe :

  • Ni à l’intérieur, ni à l’extérieur : c’est pré-dualiste, client et thérapeute arrivent après.
  • Pathos : il émerge comme l’extase de la situation (le ça et la personnalité de la situation), et non choisi.
  • Incarné : le champ est effectivement perçu par le corps
  • Un espace affectif diffus : il est perçu esthétiquement, par les sens, comme atmosphère. 
  • Éphémère dans le temps : le champ est un processus changeant à tout instant, un mouvement permanent, qui apparaît et disparaît. 

Cette qualité de présence, attentif à comment le corps résonne, tel un instrument, serait une façon de ressentir l’atmosphère de la situation. Nous ne rentrerons pas plus en détail dans cette nouvelle approche gestaltiste qui associe perspective de champ et psychopathologie.

  • Posture du thérapeute selon une perspective de champ

La perspective de champ implique une posture et une approche tout à fait singulière qui se différencie des postures des autres modèles psycho-thérapeutiques. Dans la plupart des cas, en raison du sentiment d’existence en tant qu’individu, existant séparément spatio-temporellement des autres, naturellement nous adoptons une posture individualiste. Dans cette position on travaille sur les processus du client comme étant séparé de nous au regard de ce qu’il vit et de ce qu’il se passe pour lui. La perspective de champ a fait émerger de nouvelles postures thérapeutiques. Il en résulte deux :

  • Posture de co-création ou co-relation : le client et son thérapeute sont vu comme co-créant la relation et l’expérience qu’ils y font. Le travail thérapeutique s’effectue dans la collaboration des deux parties. Ce travail de co-création consiste à faire émerger une forme qui sera perçue comme différente pour le client. Ce décalage de point de vue permet l’émergence d’une compréhension nouvelle rendant possible l’achèvement de la gestalt et par conséquent l’assimilation d’une expérience nouvelle. Puis, ce sera par la répétition des séances que les apprentissages permettent au client de ramener cela dans son quotidien. C’est aussi dans cette posture que s’inscrit la PGRO, modèle qui introduit les notions suivantes :
    • Champ 1 : l’ici et maintenant de la relation thérapeutique, c’est ce qui se passe entre les deux personnes d’un point de vue psycho-dynamique. 
    • Champ 2 : l’histoire de la relation thérapeutique, les phénomènes passés de celle-ci, son évolution et ses thématiques qui peuvent se reproduire dans une continuité expérientielle. 
    • Champ 3 : la vie actuelle du client hors thérapie, son histoire contemporaine, ce qu’il vit aujourd’hui dans ses relations notamment et dans ce qu’il peut y avoir de complexe. 
    • Champ 4 : l’histoire du client, son passé développemental, c’est à dire son enfance et l’environnement dans lequel il s’est développé.
  • Posture de champ (phénoménique) : Pour Gianni Francesetti “il y a émergence du thérapeute et du client par la relation thérapeutique”. Le travail consiste à être présent aux forces du champ phénoménique présentes et à « prêter sa chair » c’est-à-dire à vivre plutôt que ressentir. Et cela revient à rendre présent l’absence du thérapeute/client, vu comme souffrance. Cette absence est mise en lumière et est rendu présent au client. Le processus d’assimilation s’effectue par la réappropriation d’une absence mise en présence pour le client. 
  • Présence du thérapeute selon la posture de champ phénoménique

Dans cette approche, un client en souffrance c’est un individu qui porte sur soi une absence, absence d’une histoire. En effet, Souffrir vient du latin fero qui signifie « porter sur soi ». Porter une absence revient à ne pas être pleinement présent de ce qui apparaît dans l’ici et maintenant de la situation. En même temps, la souffrance de la situation thérapeutique est la résultante de celle du client et celle du thérapeute dans cette émergence des intentionnalités de contact. Client et thérapeute sont créés par la relation qu’ils jouent ensemble et co-construisent. Une qualité de présence du thérapeute permettra la mise en conscience pour lui des forces émergentes, et en même temps, et c’est déjà une manière d’en tenir compte, d’impacter le champ et le client sans forcément dévoiler ce qu’il vit. Le dévoilement de ce qu’il vit sera utilisé dans l’initiative du “next” plutôt que dans un dévoilement à tout prix. Le thérapeute, dans cette posture, sera curieux de ce qu’il vit et se sera attentif de ce qui lui appartient, et qui aura émergé à l’occasion du client, tout en faisant attention à ces changements de lignes de forces du champ signifiant un pas de danse utile à la situation.

  • Qualité de présence, une forme d’esthétique relationnel

La qualité de présence, dont nous parlons, possède une dimension esthétique à la frontière contact dans cette danse à deux. Voyons dans un premier temps ces critères avant d’envisager ceux de la présence dans cette posture de champ et d’en aborder les apports et les impacts.

  • Définition de l’esthétique 

« Esthétique » vient du grec « aisthomai », et signifie percevoir par les sens. C’est la science de la connaissance du sensible, c’est-à-dire de la connaissance par les sens. Cette notion s’oppose à l’anesthésie, une impossibilité de ressentir ou bien une impossibilité d’être en contact avec son ressenti. Cela peut être perçu comme souffrance finalement, puisque cela nous bloque dans cette identification de notre besoin et notre capacité de nous mobiliser et de nous engager. On peut même dire que la souffrance est l’anesthésie à la frontière contact. à l’opposé, cette forme “d’esthétique” dans ces mouvements d’être à la frontière contact seront vu comme “sain”.

  • Critères esthétiques de la forme relationnel 

L’esthétique relationnelle, au sens d’une forme de beauté peut se décrire selon différents critères de l’ordre du sensible. Ces critères sont une façon de décrire les mouvements à l’œuvre à la frontière contact et sont les suivants :

    • La force : un self suffisamment activé, avec du relief et une énergie corporelle suffisante pour ressentir.
    • L’intensité : indique ce qui se donne à percevoir. Cela peut se manifester lorsque le client manifeste ce qui est essentiel.
    • La grâce : on ne sait pas d’où ça vient, ça me tombe dessus ou ça nous tombe dessus. En lien avec la spontanéité et à l’opposé de la platitude qui correspond à une forme de discordance, fruit d’une attitude délibérée.
    • Le rythme : caractérise un mouvement de rythme du contact-retrait. C’est l’opposé d’une confusion pouvant indiquée une forme de désordre, une monotonie, sans accélération, des mouvements d’oscillation par exemple ou des tensions ou bien du relâchement.
    • La fluidité : caractérise un mouvement simple, léger. A l’opposé de l’immobilisation correspondant à un mouvement figé dans l’effort, discordant.
    • La direction : cela pourrait correspondre à un self spontané, un mode moyen engagé dans la situation. Cela s’oppose à un message ou un geste pas vraiment ordonné, ou bien une personne qui n’est pas engagée.
  • La singularité de la situation
  • La clarté et la possibilité d’une facilité de cheminer ensemble
  • L’ouverture au possible de la situation peut émerger un ajustement créateur
  • L’évidence ou le sens de la situation
  • Critères esthétiques de la présence 

La présence peut être qualifiée selon ces critères esthétiques. En fonction d’eux, cela nous permet d’être vigilant sur la forme de notre qualité de présence. Quelques critères à envisager sont : la force, l’intensité, la fluidité, la clarté et l’ouverture au possible même si les autres critères ont tout autant d’importance. Et parfois, nous voyons émerger et constatons cette « grâce ». 

La qualité de notre présence devient essentielle dans le fait de concourir à la situation. Par exemple, si nous mettons trop d’effort à être présent, ou si nous nous oublions, ou bien si nous sommes emportés par nos pensés …, même si cela peut parler de ce qui se passe de la situation, d’un autre côté nous impactons l’esthétique de la relation et rendons difficile voir impossible cette danse avec le client.

D’un autre côté, cette présence fine nous permet d’être vigilant à comment l’esthétique de la relation est selon ces critères. Agir sur tel ou tel autre critère sera une manière de remettre du mouvement à une situation plutôt figée et pourra être source d’une situation thérapeutique pour le client.

  • Présence et esthétique relationnel pour une émergence de la beauté source therapeutique 

Cette sensibilité esthétique disponible par une forme de qualité de présence permet cette prise de conscience de ce qui se joue dans l’entre-deux, le champ. A chaque instant, comment se manifeste dans ce contact l’un ou l’autre de ces critères, permet de repérer les mouvements de champs actualisés.

Être attentif à ce que ces critères existent est une manière pour le thérapeute de permettre une émergence d’une forme de beauté de la situation en rendant visible ce qui se trame dans l’invisible. Ces prises de consciences pour le thérapeute deviennent aussi possibles pour le client sans forcément nécessairement avoir besoin de les nommer. Au lieu d’être centré sur les changements du client, le thérapeute se concentre sur son propre changement, sur l’esthétique de sa présence à la frontière-contact. Ce changement dans le champ, devient des conséquences spontanées pour le client. Ces moments de beautés, où il n’y a rien à ajouter ou retirer, beauté de l’instant sont source d’une harmonieuse interaction, d’un plein contact. Comme l’indiquent Perls f., Hefferline r., Goodman p. (Gestalt-thérapie, 1951, p 251) : « dans un champ difficile et conflictuel, où presque rien ne peut exister sans attitude délibérée, prudence et effort, la beauté est soudain symbole de Paradis où tout est spontané » « l’acte est pur self car le plaisir est désintéressé et spontané ». Et pour le client, une situation dont la forme est beauté devient une formidable opportunité de transformation.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *